«De même que la lumière se montre soi-même et montre avec soi les ténèbres, ainsi la vérité est à elle-même son critérium et elle est aussi celui de l'erreur» (Spinoza)
Aristote avait raison : en affirmant que toute oeuvre dramatique est comme un «tout» ayant «un commencement, un milieu et une fin» (1), il énonçait la segmentation ternaire du récit et préfigurait les théories contemporaines qui ont enrichi sa définition. C'est le cas de l'Américain Syd Field qui introduit, entre autres choses, le concept d'exposition dans l'oeuvre dramatique (2). Il s'agit du premier temps du récit, les premières images d'un fiction à partir d'un point d'attaque déterminé arbitrairement par un auteur. Corneille donnait à l'exposition le nom de «protase» en précisant qu'elle «doit contenir les semences de tout ce qui doit arriver, tant pour l'action principale que pour les épisodiques (secondaires)» (3).
Dans les films de cinéma, le scénariste et/ou le réalisateur ont toute latitude pour développer l'exposition de leur choix: le spectateur ne connait ni les personnages, ni l'intrigue et apprécie d'être peu à peu immergé dans un univers inconnu. Dans les séries télévisées, en revanche, le processus itératif propre au genre conduit les auteurs à aborder l'exposition de manière duale: à un prégénérique qui a pour but premier de lancer l'action en y ajoutant une dimension spectaculaire, succède le générique proprement dit qui est investi d'un rôle supérieur à celui d'un film de cinéma ou d'un téléfilm.
En effet, en quelques plans soigneusement montés, il s'agit rien moins que d'informer ou de rappeler au téléspectateur les visages des principaux protagonistes et les thèmes principaux de la série.
Les bons génériques de séries télévisées sont donc ceux qui en disent le plus en le moins de temps possible. La séquence d'ouverture de la plus populaire des séries, X-Files, Aux Frontières du Réel, est un modèle du genre. Récompensée par l'Emmy du meilleur générique en 1994, elle dévoile, sous le feu de l'analyse filmique, les fondements d'un authentique phénomène de société.
Visionnez le générique complet de X-Files
Long d'une quarantaine de secondes, le générique des X-Files comporte 27 plans dont la musique lancinante de Mark Snow scande le défilement. La durée de ces plans ainsi que leur enchaînement sont très hétérogènes. Certains s'étendent sur quelques secondes, d'autres frôlent le subliminal. Par ailleurs, fondus, fondus enchaînés et cuts classiques se succèdent selon une logique a priori inexistante. Perplexe, le spectateur inattentif regarde une suite d'images pour la plupart indéchiffrables. Mais que voit-il exactement ?
Le premier plan (plan 1) dévoile le titre de la série The X-Files en noir sur fond gris. Une lueur blanche éclaire depuis le bas de l'écran la lettre X agrandie. L'orientation de cette source lumineuse, associée au gris militaire, évoque aussi bien les projecteurs d'une batterie anti-aérienne («la menace est réelle, nous vous tenons un discours sérieux») que les spots d'un studio de cinéma («vous êtes devant un spectacle, donc tout va bien...»).
Mais c'est la lettre X qui retient toute l'attention du spectateur : l'inconscient l'associe immédiatement au tabou, à l'interdit, à la limite à ne pas franchir.
Mais pourquoi ne pas y voir aussi le symbole du carrefour, du point de non-retour, là où tout bascule entre le réel, identifié et rassurant, et le surnaturel, sombre et menaçant ? Les amateurs de graphisme auront noté au passage qu'il manque au X la partie supérieure gauche, comme pour indiquer qu'un petit espace viendra toujours s'intercaler entre ceux qui cherchent la vérité (les agents Mulder et Scully et... les téléspectateurs) et la vérité elle-même.
Suit une série de plans très rapides (plans 2 à 9) montrant sous différents angles un objet volant non identifié. Le défilement, tel un diaporama que l'on accélère, s'achève sur un plan rapproché et flou de l'objet qui demeure obstinément mystérieux. A vitesse réelle, on croit passer du plan 1 au plan 3 directement, mais en réalité, s'insère un plan extrêmement bref que révèle seulement l'arrêt sur image.
Ce plan 2 montre dans le coin inférieur gauche, une petite silhouette noire qui désigne du doigt dans un ciel bleu sombre une forme sphérique incongrue. Celle-ci fait penser à un nuage, mais figure dans le coin inférieur droit de l'écran un petit texte dont seuls les premiers mots sont lisibles: «Interprétation Photo du FBI». S'il s'agissait seulement d'un nuage dans le ciel, pourquoi le FBI aurait-il eu besoin de le photographier? Déjà se dessinent les prémisses d'un thème majeur de la série: la Conspiration, le mystère que l'on cherche à garder caché par tous les moyens.
Les plans 10 à 13 défilent rapidement et forment autant d'images énigmatiques que le spectateur ne parvient à décrypter. Les spectateurs assidus auront d'ailleurs remarqué que ces scènes n'apparaissent dans aucun épisode, ce qui confirme leur valeur de symboles.
Que signifie cette main noire qui se déplace au dessus d'une surface noire couverte de symboles ésotériques? Les fondus enchaînés se succèdent, au rythme d'un seul et unique zoom avant: à mesure que l'on progresse, le mystère s'épaissit. Il y a là un paradoxe : un générique ne se doit-il pas d'être, avant tout, explicite ?
L'image de la boule à électricité statique (plan 11) agit comme une réminiscence. A toute mémoire endormie, elle ne peut qu'évoquer ces expériences fascinantes de physique à l'école et, par association d'idées, elle symbolise ici le poids de la science (qu'incarne l'agent Dana Scully) par opposition aux territoires inconnus suggérés par le paranormal.
Mais si la science a son mot à dire pour expliquer certains phénomènes, il demeure des pans entiers d'univers à explorer, des mondes effrayants (le visage bleuâtre et hurlant du plan 12) et dématérialisés, à l'image des «ectoplasmes» du plan 13 qui sont la manifestation tangible d'une activite parapsychologique dont la composition est organique.
Ce n'est qu'au plan 14, une fois le décor planté, qu'apparaissent les protagonistes de la série. Ce plan est admirablement composé. Dans un léger zoom avant, nous découvrons le visage de l'agent spécial Fox Mulder, du moins sa photographie sur sa carte du FBI (partie supérieure gauche), son badge (bord inférieur) et une paire de menottes (droite du cadre). La figure masculine est donc réduite à ses attributs professionnels, à sa pure fonction. L'image ne nous apprend rien de sa personnalité ou de sa vie privée, il en sera de même au cours des épisodes où les informations sur le personnage seront soigneusement distillées au téléspectateur.
Sa partenaire, Dana Scully, fait l'objet d'un traitement similaire au plan 16, mais la composition du cadre est différente : le cadre est plus serré, on distingue moins d'accessoires (seulement une partie de son badge) et sa photo est située dans la partie droite de l'image. Ces subtiles variations conduisent de manière inconsciente le spectateur à s'interroger sur le statut de ce personnage: ami ou ennemi ? Quel camp défend Dana Scully ? Celui de Fox Mulder ou bien est-elle téléguidée par d'obscurs pouvoirs?
Ce n'est sans doute pas un hasard si, entre les plans 14 et 16, s'intercale un plan grisâtre, nébuleux (plan 15) d'où émergent une ombre spectrale et un texte tronqué: «Government denies knowledge...» (Le gouvernement nie avoir connaissance...). Astucieuse idée d'associer en une même image un symbole (le fantôme que, par essence, on ne peut toucher) et un concept (l'Etat) pour en dénoncer la toute-puissance et l'immunité. La série décline sur différents modes le thème de la divulgation de connaissances «sensibles» dans une démocratie.
On sait la méfiance latente, sinon l'aversion d'une partie des Américains pour leurs institutions fédérales. Mais comment ne pas songer également, devant cette vision, aux mots terribles de Nietszche : «L'État, c'est le plus froid de tous les monstres froids. Et il ment froidement ; ce mensonge glisse de sa bouche: "Moi l'État, je suis le peuple».
Face aux menaces de cette hydre aux têtes invisibles, les deux agents n'auront d'autre choix que de s'unir et d'agir de concert. Car, malgré leurs différences originelles et leurs méthodes radicalement différentes, ils sont animés d'un même absolu: découvrir la Vérité. L'observateur attentif aura d'ailleurs noté un détail stupéfiant: sur leurs cartes de service, les signatures des deux agents sont rédigés de la même écriture !
Les plans 17 à 24 donnent un aperçu des scènes d'action en duo. L'enchaînement des plans est construit de manière identique à la série de plans 2 à 9 (même rythme, même nombre de plans). On distingue une porte entr'ouverte et le faisceau d'une lampe torche dans l'obscurité (plan 17), puis la porte grande ouverte, une silhouette et deux faisceaux de lampe (plan 18), ensuite la fusion des deux faisceaux en un halo (plan 19) puis deux silhouettes et deux lumières distinctes (plan 20).
En quatre plans, tout est dit : les deux agents agiront ensemble si possible, mais leurs investigations les éloigneront souvent l'un de l'autre. L'homme reçoit la mission d'agir, d'enquêter tandis que la femme réfléchit et suggère des explications : dans le plan 21, c'est Fox Mulder qui brandit le revolver et Dana Scully la lampe torche. Attardons-nous un instant sur l'atmosphère glauque, humide, sur le ballet de lumière orchestré par les lampes torches, aussi récurrentes dans les épisodes de la série que l'usage du téléphone cellulaire.
Du plan 22 au plan 24, les deux personnages semblent figés, la caméra opère autour d'eux un mouvement saccadé en zoom avant avec raccord dans l'axe puis l'image se dissout dans un «fondu au blanc» qui s'efface devant un plan riche de sens (plan 24): une silhouette luminescente tombe dans un puits sans fond avec, en surimpression, une main bleutée, avec un doigt de couleur rouge. Le contraste zoom arrière (corps) - zoom avant (main) accentue la distorsion et renforce la cinétique de la scène (4). Les deux images évoquent respectivement les expériences aux frontières de la mort et ces fameuses photographies destinées à prouver l'existence d'une aura psychique (sous le nom d'«effet Kirlian»).
Là encore, le message est clair : est-il besoin de contempler les étoiles, de lever les yeux (comme la silhouette du plan 2) pour découvrir la véritable nature de l'homme? Le secret ne réside-t-il pas dans un examen à effectuer sur nous-mêmes? Notre quête spirituelle ne consisterait-t-elle pas, après tout, à plonger en soi, à sonder notre coeur au risque de chuter et de perdre notre âme ?
Un fondu enchaîné rend indissociables les ultimes plans (plans 26 et 27). A l'image d'un oeil, en très gros plan, succède celle, filmée en accéléré, d'un paysage désertique sur fond de ciel orageux, alors que s'inscrit dans un coin de l'écran la désormais fameuse formule «La Vérité est ailleurs» qui s'évanouit invariablement dans un fondu au noir.
Avant de revenir sur l'image, notons déjà que la version française de la série dénature quelque peu l'original sur deux points.
D'abord, parce que cette formule n'est pas systématique dans tous les épisodes : les spectateurs américains ont pu lire d'autres expressions au cours des saisons (5).
Ensuite parce qu'il faut bien reconnaitre, et c'est peut-être là la clé de l'énigme, que la traduction n'est qu'approximative. «The truth is out there» ne signifie pas vraiment que la vérité est ailleurs, dans un lieu inaccessible mais qu'elle est là, dehors, pas très loin, peut-être à portée de la main ! Et qu'il ne tient qu'à nous, finalement, pour qu'elle soit révélée aux yeux du monde (6).
L'image de l'oeil qui précède celle du désert orageux est donc loin d'être innocente. Le nom de Chris Carter, le producteur, apparait au bas de l'écran, tandis que l'oeil s'ouvre. On connait le rôle fondamental joué par ce producteur-réalisateur dans l'élaboration et l'évolution de la série d'une année à l'autre. Auteur de plus d'un tiers des scénarios, il supervise absolument tout. Le plan 26 du générique ne fait que traduire la toute-puissance du créateur, du cinéaste démiurge (dictatorial?) qui conçoit et impose un monde fictif cohérent pour, dans le même temps, donner à voir, à révéler, à ses spectateurs une vérité cachée. Une vérité que chacun fait sienne selon ses propres convictions car, comme l'écrivait Descartes, «il nous est toujours libre de nous empêcher d'admettre une vérité évidente».
© Jean-Michel OULLION, 1998
(1) Aristote, Poétique, Paris, Le Seuil, 1980.
(2) Syd Field, Screensplay, The Foundations of Screenswriting, Dell Publishing, New York, 1984.
(3) Jacques Scherer, La dramaturgie classique en France, A.G. Nizet, Paris, 1986.
(4) Un procédé analogue fut employé par Hitchcock pour les scènes de vertige dans Sueurs Froides.
(5) Les passionnés savent que l'épisode intitulé The Erlenmeyer Flask était précédé de la non moins célèbre mention «Trust No One», que l'épisode Ascension mettait en valeur la formule «Deny Everything», 731, la phrase «Apology Is Policy», que Herrenvolk était préfacé par «Everything Dies», etc. La formule d'introduction la plus originale est sans aucun doute celle de l'épisode Anasazi : «Ei Aaniigoo 'Ahoot'e», c'est-à-dire La Vérité est ailleurs... en navajo !
(6) Dana Scully prononce pour la première fois cette phrase dans l'épisode intitulé Entité Biologique Extraterrestre tout en ajoutant «Mais les mensonges aussi.».
Commentaires
Je revisionne actuellement cette série et je suis tombé sur cette brillante analyse, extrêmement bien écrite. Bravo!
Merci, Johan, pour votre commentaire. On n'imagine pas le nombre de petites informations qui se dissimulent dans les (bons) génériques :-)
Merci pour ce remarquable billet. C’est un vrai bonheur de découvrir l’opinion de citoyens savant de quoi ils parlent ! Bonne continuation dans votre travail. Au plaisir de vous consulter à nouveau !