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La cybersérie : un nouveau genre télévisuel ?

2a536f7b967a166281ade5d47b9326c9.jpgA propos de la série télévisée V.R.5

Ce texte est paru pour la première fois en mars 1997 dans la revue La Voix du Regard, n° 10.

"Quand l'homme se laisse aveugler par les choses,
il se commet avec la poussière" (Shitao)

"Le XXIème siècle sera virtuel ou ne sera pas", telle pourrait être la devise de la génération cyber parodiant la célèbre formule de Malraux. Basculer dans un nouveau millénaire conduit l'homme à se repenser et à mesurer autant ce qu'il a accompli que ce qui se dresse devant lui. A l'approche de l'an 1000, les artistes et les poètes européens avaient déjà éprouvé le besoin d'exprimer leurs visions de l'Apocalypse.

Aujourd'hui, d'autres pourvoyeurs de culture de masse, les producteurs de télévision américains, abordent le prochain millénaire avec des arrière-pensées moins tragiques. Alors que se profile la barrière symbolique de l'an 2000, les créatifs des chaînes rivalisent d'imagination pour offrir à leurs convives un menu alléchant où nouvelles technologies et cyberculture tentent de se nicher dans l'imaginaire populaire collectif.

Née de l'essor de l'informatique, "théorisée" par la littérature (1), la cyberculture (comme son alter ego, le multimédia) est désormais partout, depuis les cyber-cafés jusqu'à votre adresse électronique sur votre carte de visite. La réalité virtuelle qui permet de s'immerger dans un univers reconstitué a été popularisée dès 1989 par le musicien américain Jaron Lanier. Elle fascine ausi bien les éditeurs de jeux vidéos que les techniciens des industries de pointe. Le cinéma l'a introduit dans ses scénarios, avec plus ou moins de bonheur : si Tron (1982) est aujourd'hui un classique du genre, des films comme Le Cobaye (1992) ou Johnny Mnemonic (1995) ne resteront pas dans les mémoires, qu'elles soient virtuelles ou pas.

Curieusement, c'est au moment où la réalité virtuelle marque le pas dans le secteur industriel, en partie parce que les constructeurs sont lents à développer des équipements miniaturisés et des logiciels graphiques performants, que le thème surgit sur le petit écran. Pourtant, malgré ces limites technologiques, Hollywood poursuit sa quête du virtuel.

8b1ac3e47f4ee214b2d05104498e0e68.jpgPour la première fois, en 1995, une série télévisée, V.R.5 (2), intègre la réalité virtuelle dans son schéma narratif et, partant, donne à réfléchir sur les modifications culturelles et comportementales que susciterait la diffusion massive d'une telle invention. V.R.5 fascine le spectateur par ses manques, ses non-dits et ces parcelles d'informations révélées avec parcimonie. On n'y apprend guère de choses - et ce que l'on vous dit n'est pas toujours la vérité (3).

Plus émotionnel que Twin Peaks, moins hermétique que Wild Palms (4) d'Oliver Stone (qui développe des thèmes similaires comme la paranoïa ou la manipulation par l'image), V.R.5 met en scène une jeune employée du téléphone, Sydney Bloom (jouée par Lori Singer), qui découvre accidentellement qu'elle peut pénétrer l'inconscient d'autrui grâce à un système de réalité virtuelle associé à un modem. Il lui suffit d'appeler par téléphone un correspondant involontaire pour s'approprier numériquement ses espoirs, ses rêves et ses peurs primales et les retraduire dans un monde virtuel.

636b09503d0f06ddb1e2ca247d6e966e.jpgLà où le bât blesse, c'est que personne - pas même Sydney Bloom - ne peut prédire le résultat... Au-delà du choix (rare) d'un personnage principal féminin doté d'une compétence technique, V.R.5 utilise une technologie, la réalité virtuelle, pour ses valeurs dramatiques et esthétiques. Pour la première fois, un feuilleton de télévision jette les dés pour voir ce qui peut arriver lorsque fusionnent deux ou plusieurs univers intérieurs, personnels, symboliques - donc forcément chaotiques.

Récemment, la théorie du chaos a connu un certain succès, amplifié par l'image spectaculaire du "papillon de Rio" (un battement d'aile de papillon à Rio crée un typhon à Tokyo). Cette fois-ci, la théorie est mise en pratique au niveau de l'inconscient et révèle les paysages curieux des mondes que nous transportons en nous. En effet, depuis que les premiers artistes ont commencé à dessiner sur les parois des cavernes, nous avons toujours lutté pour libérer nos réalisations intérieures. Et, alors que l'art le plus abouti a toujours été capable de nous arracher des larmes de joie et de chagrin, subsiste en permanence ce sentiment que même les chefs-d'oeuvre les plus admirables laissent échapper la part la plus solitaire de notre parcours personnel.

Autrement dit, aussi réussie une représentation soit-elle, l'art reste malgré tout seulement cela - une documentation, un enregistrement d'un point de vue, gelé dans le temps, une expérience préfabriquée que nous pouvons espérer pénétrer seulement en partie grâce à un brillant accord de guitare, une tournure de phrase enlevée ou un génial coup de pinceau.

9718ef148c6a77576847cdde8b5155b3.jpgLa réalité virtuelle, comme les créateurs de V.R.5 l'ont intelligement perçue, est de nature à modifier complètement notre rapport à l'art et à l'esprit. Nous ne pressons plus nos oreilles contre les murs, nous ne louchons plus dans la brume, nous sommes capables de glisser avec quelqu'un d'autre dans le même univers et de partager ensemble l'indicible sensation d'être. Pour la première fois, il n'y pas plus séparation de l'identité. N'en déplaise à Sigmund Freud, conscient, subsconcient et l'inconscient fusionnent en un tout.

Quitter en imagination le réel, c'est se jeter dans le vide. Renoncer à une position, c'est céder au vertige de l'abîme (5). Les mondes virtuels ne nous passionneront que s'ils nous procurent cette émotion. «Car quiconque fut jamais pris de vertige, qui a plongé au fond du gouffre, même en rêve, ne peut que jeter à son retour, autour de lui, des regards aigus et tranquilles»(6).

17b9a2546da6a3f7417307377aeb40fe.jpgAurons-nous, comme l'héroïne de V.R.5, qui dans l'un des premiers épisodes, revit le souvenir douloureux de la noyade de son père et de sa soeur après s'être immergée dans une baignoire pleine d'eau, à revivre également des expériences traumatisantes de notre passé avec nos compagnons virtuels à la traîne ? Comme l'amant de Sydney Bloom qui, dans le premier épisode, manifeste son subconscient en apparaissant virtuellement sous les traits d'un tueur en série, trouverons-nous parfois surprenantes des facettes de notre propre identité ? Quelle image donnerons-nous de nous-mêmes dans le monde virtuel ? Une différente chaque jour, comme certains internautes ? (7)

L'un des points les plus réussis de V.R.5 est la représentation de la psychologie du personnage dans le monde réel et le monde virtuel par le biais du style verstimentaire. Dans la vie réelle, Sydney porte des pulls et des jeans ordinaires. Elle présente une personnalité introvertie et socialement mal intégrée. En revanche, ses vêtements deviennent voyants et sexy dès qu'elle pénètre dans le monde virtuel, comme si c'était ses perceptions, ses attentes, ses désirs qui la vêtissaient.

La réalité virtuelle produit sa propre esthétique. Les systèmes existants de VR, limités en puissance de représentation, s'appuient sur une conception géométrique de l'art (lignes droites, intersections à angle droit, etc.). V.R.5 offre au contraire une alternative inédite sous la forme d'un univers complexe, déstabilisant mais très cohérent. Imaginez une version d'Alice au pays des Merveilles tournée par Oliver Stone...

La plupart des plans des expériences de réalité virtuelle présentent des angles étranges et recourent à des lentilles utilisées généralement dans les films expérimentaux. Les séquences sont tournées en 35mm couleurs, puis converties en noir et blanc, et enfin recolorisés image par image par ordinateur. Les acteurs semblent baigner dans une lueur psychédélique qui rappelle les effets délétères du LSD. La musique ajoute à l'ambiance générale: l'opéra symbolise le subconscient, aussi imprévisible, paradoxale et passionné que la réalité virtuelle elle-même.

La Fox n'a pas poursuivi l'expérience de V.R.5 au-delà du treizième épisode. Preuve, s'il en est, que le fossé est encore large entre les attentes du grand public et la cyberévolution des esprits. La cybersérie n'est pas encore un genre télévisuel mais possède en revanche tous les ingrédients des séries culte.

Cet insuccès résulte peut-être de la perception qu'a le public de la réalité virtuelle. Déjà là et encore un pas à faire : il semble que la technique d'immersion virtuelle soit toujours sur le point d'arriver avec la prochaine percée technologique... Et d'un autre côté, ce curieux sentiment que la réalité virtuelle est située dans un futur proche de science-fiction. Sans doute faudra-t-il patienter dix, vingt ou même cinquante ans avant que la technique rattrape l'imagination des créateurs de V.R.5.

Et qui sait ? La série pourrait se révéler plus prophétique que les sceptiques voudraient nous le faire croire. Car, en définitive, ce qui nous retient et nous fait espérer, c'est cette promesse de figer la frontière entre la vie quotidienne et l'existence virtuelle en des théâtres séparés et de nous offrir les outils pour explorer la plus mystérieuse des planètes, l'âme humaine.

© Jean-Michel OULLION, 1997

(1) Le romancier américain William Gibson invente en 1984 le terme de cyberspace dans son roman Neuromancien.
(2) Produite par la Fox, la série Virtual Reality 5 (VR.5) a été diffusée en France sur la chaîne câblée Canal Jimmy en 1996-1997.
(3) "Toute question ne mérite pas toujours réponse", Publilius Syrus, 1er siècle avant JC.
(4) L'histoire de Wild Palms, qui s'étalait sur six épisodes, était si obscure que la chaîne ABC dût mettre en place une assistance téléphonique pour aider les téléspectateurs à dénouer les fils de l'intrigue...
(5) En allemand, abîme se dit Abgrund qui s'oppose à Grund, la base mais aussi comme le précisait Heidegger, la raison.
(6) Philippe Quéau, Le Virtuel, vertus et vertiges, Champ Vallon, 1993.
(7) "Sur Internet, personne ne sait que vous êtes un chien" - maxime populaire sur le World Wide Web.

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